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By Charles Ansabère

M&A tricolore, jusqu’ici, tout va bien

C’est une sorte de rituel immuable. Lorsque le mois de juillet pointe son nez, les spécialistes des fusions-acquisitions – banquiers d’affaires, cabinets d’audit, de conseil et autres cabinets d’avocats – s’activent pour boucler les dossiers sur lesquels ils travaillent depuis déjà quelque temps, avant de savourer une trêve estivale. Et, dans le même temps, chacun guette la parution des indicateurs pour tenter de scruter en détail l’appétit du marché, au-delà de son propre poste d’observation. En cela, l’année 2022 n’aura pas dérogé à la règle, d’autant qu’il devenait urgent – encore plus que d’habitude – de connaître la tendance au vu des menaces grandissantes pesant sur l’économie.

“Après un millésime 2021 particulièrement dynamique, porté par le regain de vigueur consécutif au coup d’arrêt lié au covid, le premier semestre 2022 a pâti d’une contraction à l’échelle mondiale de 17 % en volume, et de 22 % en valeur”

Résultat : le repli des fusions-acquisitions s’est bel et bien concrétisé. Sans grande surprise, il faut dire. Après un millésime 2021 particulièrement dynamique, porté par le regain de vigueur consécutif au coup d’arrêt lié au covid, le premier semestre 2022 a pâti d’une contraction à l’échelle mondiale de 17 % en volume, et de 22 % en valeur, selon l’étude ‘Global M&A Industry Trends 2022’ publiée par le cabinet d’audit et de conseil PwC. Mais ne nous y trompons pas : les 26 000 opérations annoncées au cours de six premiers mois de l’année que recense l’indicateur, totalisant quelque 2 000 milliards de dollars, sont tout à fait comparables à ce que l’on a pu connaître avant la pandémie, alors que le marché tutoyait les sommets. Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Avant de valider une telle conclusion, il faut procéder à une analyse plus en nuances.

Attentisme sur les méga-deals

Premier indice à prendre en compte pour ne pas être induit en erreur : derrière les chiffres globaux se cachent des disparités régionales susceptibles de rendre les observateurs moins enclins à l’optimisme. L’Europe, particulièrement exposée à la hausse du coût des matières premières énergétiques, pourrait ainsi s’avérer en moins bonne forme que d’autres zones géographiques. Quant à la France, elle aurait subi un sérieux coup de frein au cours du premier semestre 2022 : une contraction de 42 %, selon les calculs établis par Refinitiv… qui note cependant que l’Hexagone demeure au-delà des niveaux qu’il a pu enregistrer en 2019.

“Le segment du large cap, couvrant les entreprises valorisées au-delà du milliard d’euros et pesant de tout son poids dans les statistiques, a connu de meilleurs jours”

Au final, même si les signaux semblent quelque peu contradictoires en première lecture, des faits saillants s’avèrent indiscutables. Ainsi, le segment du large cap, couvrant les entreprises valorisées au-delà du milliard d’euros et pesant de tout son poids dans les statistiques, a connu de meilleurs jours. Tout le monde en atteste : pour ces méga-deals, l’attentisme prévaut de plus en plus, en raison de la difficulté éprouvée par les acquéreurs pour dénicher les financements bancaires nécessaires en vue de mener de telles transactions à leur terme. En guise d’exceptions à cette généralité, certains spin-offs d’envergure ont toutefois vu le jour : pour ne citer qu’eux, Veolia entend finaliser la cession d’Equans à Bouygues après l’accord qu’ils ont conclu en novembre 2021, alors que SNCF s’est délesté d’Ermewa avant l’été. Mais à vrai dire, l’heure ne semble plus trop être aux grandes manœuvres dans cette catégorie…

À l’autre bout du spectre, le small cap semble être quant à lui épargné par les affres de la conjoncture économique. Comme d’ordinaire, dans ce genre de période chahutée, il demeure possible de trouver de la dette auprès des réseaux bancaires pour financer des rachats… si tant est que les sociétés convoitées présentent toujours un profil attractif. Une condition qui vaut également pour les entreprises de taille moyenne. “Il est encore un peu tôt pour savoir si ce segment intermédiaire ralentira à son tour”, entend-on parfois, chacun essayant d’anticiper les conséquences du conflit armé en Ukraine et des tensions incessantes autour de Taïwan. Traduction : pour le moment, les négociations sont toujours d’actualité, chacun restant à l’affût de bonnes affaires à saisir sur le marché. Ce qui implique toutefois des tractations plus complexes… “La durée des audits s’allonge dans le mid-cap, constate Géraud Saint Guilhem, associé du cabinet d’avocats Veil Jourde. En parallèle, les négociations incluent des assurances de garantie actif-passif et des clauses d’earn-out, qui n’étaient plus vraiment de mise. On peut voir là les premiers symptômes d’un ralentissement du M&A ou d’un renversement de rapport de force favorable aux acheteurs, qui font aussi écho au fait que les multiples d’acquisition demeurent élevés.”

“La durée des audits s’allonge dans le mid-cap. En parallèle, les négociations incluent des assurances de garantie actif-passif et des clauses d’earn-out, qui n’étaient plus vraiment de mise.” Géraud Saint Guilhem, Veil Jourde”

Dans le même temps, “les paiements par échange de titres animent aussi les acquisitions, notamment dans la tech, ce qui procure aux repreneurs la possibilité de mieux gérer le risque”, constate Gilles Amsallem, associé du cabinet d’avocats Taylor Wessing. Il faut donc voir une certaine prise de précaution dans le retour de tels instruments contractuels, pour tenter de prévenir de mauvaises surprises ultérieures.

Centre névralgique, les valorisations

Car c’est bien là que se place désormais le centre névralgique des fusions-acquisitions : les valorisations. Les entreprises ayant fait preuve de résilience au cours des derniers mois font en quelque sorte office de “valeurs refuges” pour lesquelles les acquéreurs peuvent être nombreux à vouloir mettre le prix – les fonds de private equity comptant pour beaucoup dans cette catégorie. Pour les autres entités en quête de repreneur, en revanche, le couperet peut vite tomber avec un report des négociations dans le temps, en raison de la probabilité trop forte pour le nouveau propriétaire de mettre la main sur un business model potentiellement défaillant… Et plus le temps passe, plus le fossé se creuse entre ces deux catégories.

“Les entreprises ayant fait preuve de résilience au cours des derniers mois font en quelque sorte office de “valeurs refuges” pour lesquelles les acquéreurs peuvent être nombreux à vouloir mettre le prix”

Par voie de conséquence, et dans une pure logique mathématique, l’indice Argos Index – calculé uniquement sur les transactions réalisées – s’est établi à 10 fois l’Ebitda au deuxième trimestre, accusant une légère baisse mais s’établissant toujours à un point haut. “Le marché se tend, sans toutefois avoir de répercussions sur les entreprises présentant de grandes qualités, résume Morgann Lesné, associé de la boutique Cambon Partners, active dans le smid-cap. Mais l’on constate également que les attentes de valorisation diminuent sur certains actifs, créant des points d’entrée supplémentaires pour les acheteurs.”

Florent Haïk, associé de la boutique Raphaël Financial Advisory, confirme le rôle central des prix : “Il y a eu une correction sur les valorisations dans la tech, à l’image de ce qui s’est passé sur les marchés de capitaux. Avant l’été, cela ne s’était cependant pas répercuté sur la sphère du private equity, bien que l’on ait parfois pu constater un peu plus d’attentisme et de prudence”.

“L’indice Argos Index s’est établi à 10 fois l’Ebitda au deuxième trimestre, accusant une légère baisse mais s’établissant toujours à un point haut”

Bien évidemment, tous les secteurs d’activité ne sont pas égaux face à la conjoncture actuelle. Très en vue, les entreprises technologiques traversent en particulier un trou d’air, après avoir été portées – bien malgré elles – par la pandémie de ces dernières années. Sans que la situation soit à ce point préoccupante. “La correction du phénomène de ‘surchauffe’ concerne essentiellement les États-Unis, où les acquéreurs d’entreprises de software payaient jusqu’à 15 fois le chiffre d’affaires, observe Morgann Lesné., chez Cambon Partners Ils sont désormais revenus autour de 6 à 9 fois, alors que l’on observe plutôt un multiple de l’ordre de 3 à 6 en Europe.”

“La correction du phénomène de ‘surchauffe’ concerne essentiellement les États-Unis, où les acquéreurs d’entreprises de software payaient jusqu’à 15 fois le chiffre d’affaires. Ils sont désormais revenus autour de 6 à 9 fois, alors que l’on observe plutôt un multiple de l’ordre de 3 à 6 en Europe.” Morgann Lesné, Cambon Partners”

Plus gênant, en revanche : les repères bougent très vite. Il suffit notamment que les divergences de vues entre acheteurs et vendeurs s’installent dans le temps pour que le marché du M&A ralentisse plus nettement. Pour Stéphane Salustro, associé responsable des activités deals de PwC France et Maghreb, “il y a une double lecture possible entre le court terme, où les éléments conjoncturels incitent au pessimisme, et le long terme, où les facteurs structurels alimentent une certaine résilience du marché. Pour 2022 pris dans sa globalité, tout n’est encore que conjecture. Les opérations du début d’année sont la résultante de l’effet d’entraînement de l’année précédente, alors que l’incertitude pèse sur la dynamique qui se mettra en place en cette rentrée”.

Le ‘distressed M&A’ promis à un certain succès

Un sujet fait consensus, en revanche : le M&A est plus que jamais vecteur de la transformation des entreprises, nombreux étant les acquéreurs cherchant à s’emparer de compétences en nouvelles technologies et en ESG – deux vecteurs identifiés comme essentiels actuellement.

“Le distressed M&A est promis à un certain succès du fait des nombreuses tensions sur les matières premières et les circuits d’approvisionnement et de distribution”

En revanche, les acquisitions à prix cassé ne semblent pas d’actualité. Le distressed M&A, ciblant des entreprises en souffrance ou sous-performantes, est pourtant promis à un certain succès du fait des nombreuses tensions sur les matières premières et les circuits d’approvisionnement et de distribution. Mais les défaillances étant restées à un niveau historiquement bas, jusqu’à présent, “le moment est un peu curieux”, aux yeux de certains. Du côté des grands groupes, l’heure serait toutefois aux revues de portefeuille, susceptibles d’entraîner des cessions des activités les moins performantes. Au final, en 2022 comme chaque année, bien malin celui qui pourra prédire comment le marché évoluera d’ici à la fin décembre. Les paris sont ouverts.